LE DEUIL ET LA GRÂCE

Lucile Travert ou la "nécessité intérieure"

Les artistes ont une particularité singulière, ce qu'ils font semble toujours être de l'ordre du vital, de la nécessité impérieuse et absolue, de "nécessité intérieure" dirait Kandinsky.

Tendre un châssis, préparer une surface à peindre, poser de la couleur sur la toile, condenser leur science sur des formes, des gestes, expérimenter leur savoir en élaborant des choix dans des actes profondément inutiles mais terriblement nécessaires. Le souci permanent d'instruire la matérialité de ce qui fait la peinture en prenant acte de la tradition, en déclinant avec ferveur le vocabulaire pictural, en nous faisant savoir qu'il y a là une affaire d'enduit, de colle, de textures, de pâte... ces choses éminemment réelles que les artistes rendent essentielles. A observer Lucile Travert au travail, c'est reconnaître le propre de l'artiste. Traces d'existences, corps qui émergent dans le trait, cohabitent puis disparaissent et se glissent dans la couleur. Corps indispensables. Des corps qui disent chacun leur vérité, qui s'imposent comme une évidence dans la toile, qui hurlent dans leurs méandres graphiques.

En écho, des mots perdus dans des textes improbables, de longues écritures qui plongent et surgissent à la surface de la toile, se mêlent aux éclats de couleurs et nous racontent l'épopée du tableau, les strates de la pensée en action. Le mot avant l'agir puis l'agir qui engendre les mots. Une dialectique sans fin. Une intrusion, une inclusion de l'écrit dans les fibres de la toile, dans la couleur en pleine pâte. L'écrit engage aussi un rapport particulier à la toile, il force à "lire" le tableau sur un autre registre que celui des formes. L'écrit n'est pas dans la perception immédiate et instantanée, il réclame un autre "temps de lecture".

Les œuvres de Lucile Travert ont ceci de singulier c'est qu'elles instaurent des temps différents de déchiffrement, la forme, la couleur et l'écrit condensent des temps uniques à chacun. La curiosité du spectateur le conduit à penser qu'il y trouvera l'énigme, le mystère du tableau, probablement des explications objectives de ce qu'il voit. Dans ses "transferts" d'écrit sur toile, le peintre a conçu une technique qui "parasite" le déchiffrement pour donner plus à voir. Des textes qui veulent en dire plus sur l'image. Est-ce dans cette perspective que Lucile Travert nous parle de "démembrement"? Il semble que la matière chromatique, subtile et foisonnante, tente d'accorder les plages dessinées, les graphismes en tout genres. Parfois traitée en gros bouillons, elle s'apaise puis s'insinue dans des territoires pleins de vibrations dangereuses. Elle règle les tentions, les exacerbe parfois. La couleur pacifie le tableau, elle fait lien.

L'oeil cherche à se poser, navigue et ne se pose jamais. A peine est-il dans la découverte d'une narration quelconque qu'il est déjà happé par un corps qui se tord dans un entrelacs de lignes complexes, dans un flot de couleurs flamboyantes. Le regard est malmené, traité sans répit.

Il faut voir Lucile Travert à l'œuvre in situ, aux quatre vents, sa toile déchassée au sol, qui attend. Des dessins accrochés dans les fourrés telles des constellations de papiers qui flottent, patients, dans le soleil; ses carnets, posés sur les cailloux vibrant d'écritures au beau milieu de tubes de couleurs que se disputent une kyrielle de pinceaux fébriles. Et tout ce beau monde se retrouvera bientôt, dans des gestes primordiaux et mystérieux, des agencements spectaculaires, réunis dans l'espace du tableau.

Ces affleurements qui révèlent la surface des couches internes, ces vagues successives, ces mémoires englouties puis libérées nous confrontent à une multitude de mondes qui s'accordent dans un palimpseste en perpétuel devenir. Lucile Travert nous livre les sinuosités invraisemblables de sa pensée, de ses tellurismes profonds.

Robert MAESTRE Commissaire d'exposition 28 février 2011

>Voir le film Le Deuil et la Grâce / Abbaye de Silvacane - La Roque d'Anthéron

A l'Abbaye de Silvacane, lors de ma première visite pour commencer à préparer cette exposition, face à la hauteur des murs, la présence impressionnante de la lumière et le poids du silence de la salle du réfectoire de l'Abbaye, mon premier ressenti artistique s'est dirigé de façon très intuitive vers le sol.

Je crois que mon corps ployait sous la charge du lieu.

 

Je m'en souviens encore très bien, tout s'est déroulé comme si je n'étais pas autorisée à me placer d'emblée dans la hauteur de ce lieu. Il fallait que je trouve les ressources de l'élévation et les capacités à basculer du Bas vers le Haut. Sorte d'alchimie géométrique, projet d'une création in situ, histoire d'une vie, de l'Homme couché et de l'Homme debout. Dans le même temps, je pressentais que la lumière, l'eau du site marécageux, la nature de l'édifice religieux, l'empreinte des siècles et des vies passées se présentaient à moi comme des éléments référents forts pour élaborer ce projet artistique conçu spécifiquement pour le réfectoire et autour du thème : Le Deuil et la Grâce.

 

De même, je ne pouvais pas faire abstraction des cinq vitraux - la rosace du mur ouest, les trois baies, l'oculus du mur nord - et des chaises réalisés et installés en juin 2001 par l'artiste Sarkis lors d'une commande de l'Etat à l'initiative du service Arts Plastiques (DAP) de la direction régionale des affaires culturelles Provence-Alpes-Côte d'Azur (DRAC) et de la conservation régionale des Monuments historiques (CRMH). Toutes ces distinctes sensations me confortaient dans l'idée de ne pas seulement considérer l'Abbaye dans sa qualité d'architecture cistercienne mais plutôt comme une architecture d'intérieur voire d'intériorité, un corps à prendre en mains et à pleines mains. C'est donc à corps perdu que je me jetais dans la mémoire du lieu. Tout d'abord, j'entrepris d'élaborer un élément structurel fort implanté au sol : la stèle.

 

La stèle est un monument monolithe dressé portant une inscription ou une sculpture. Elle est le témoin et la mémoire d'un corps. Elle est le témoignage de ce rapport présence/absence qui nous questionne dans la problématique du Deuil, sentiments éprouvés à la mort de quelqu'un. Par ailleurs, je décidai en référence au site marécageux de l'Abbaye d'introduire de l'eau dans la partie horizontale du réceptacle de la stèle. Moyen plastique d'affirmer l'œuvre au site. J'envisageai également dans ce dispositif de placer à la surface de l'eau "mes dessins flottés" qui se reflèteraient tels les voix sourdes de mes graphismes sur le miroir de la partie verticale de la stèle. Image réfléchie, dégagée de son enveloppe charnelle, désincarnée.

 

L'idée principale dans cette installation est de proposer une translation ainsi que nous le dirions d'une translation des reliques, image suggérée par la présence des signes de corps et ceci grâce aux dessins flottés selon qu'ils soient vus en flottaison ou en réflexion. Par le mouvement du dessin original à la surface de l'eau et la vision du dessin reflété dans le miroir, le visiteur doit être sensible et ressentir la bascule de l'horizontal au vertical. De même, ce dispositif met en place une circulation du dedans au dehors, de l'endroit à l'envers, du bas vers le haut.

 

Ces stèles sont au nombre de dix, nombre en résonance avec les cinq chaises - ni des prie-Dieu, ni des sièges pour s'asseoir et conçues à partir du dessin des baies sous lesquelles elles sont placées, une pour chaque vitrail - et les cinq vitraux réalisés par Sarkis sur lesquels il a conjugué pour leur réalisation le jaune solaire et l'empreinte, la couleur et le geste afin de "toucher" la lumière. La lumière passe à travers des milliers d'empreintes jaunes auxquelles s'ajoute le vert des arbres des espaces du dehors comme si les vitraux se transformaient en miroirs reflétant un paysage projeté de l'intérieur. Une partie du réfectoire exposée au nord-est et peu encline à recevoir des rayons de lumière intense, la décision d'illuminer les stèles s'est imposée avec force. Je décidai donc de poursuivre ma réflexion avec la conception d'une stèle lumineuse. Ne me sentant pas autorisée à "rivaliser" avec la lumière supérieure des vitraux, je songeai à une stèle qui produise de la lumière, non seulement sa lumière propre mais aussi une lumière induite qui se propagerait au sol sur les pierres du réfectoire.

Une source lumineuse émanant du dessous de la stèle telle une auréole et accentuant le sentiment d'une aura, influence mystérieuse habitant ce corps absent, la Grâce, ce don surnaturel accordé par Dieu en vue du salut. Mettre en place des circulations du haut vers le bas et du bas vers le haut avec la stèle, des circulations du dedans vers le dehors et du dehors vers le dedans avec la lumière, des circulations de l'endroit à l'envers et de l'envers à l'endroit avec le miroir, voici les moyens plastiques élaborés pour habiter ce corps du réfectoire et trouver le rapport du lieu à mon corps propre. Une installation qui convoque des structures signifiantes autour Du Deuil (la stèle) et de La Grâce (la lumière) mais aussi d'une façon plus générale, une installation qui évoque la quête de tout artiste face à l'Histoire de l'Art, de ses aînés dont il doit faire son propre deuil afin de trouver sa grâce, son chemin de création propre, intime et singulier.

>Voir le film Le Deuil et la Grâce / Abbaye de Silvacane - La Roque d'Anthéron

 

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